Pillages, masques et faux-semblants: l’ombre envahissante des colonies au musée
Ce dimanche à la Foire du Livre de Bruxelles, un débat a réuni deux auteurs qui ont sondé l’histoire africaine sous l’angle des questions d’héritage et de pillages d’oeuvres d’art qui demeurent lancinantes aujourd’hui. Avec Les Otages et King Kasaï, Taina Tervonen et Christophe Boltanski interrogent l’enseignement de l’histoire de la colonisation, en Europe et en Afrique.
Les objets d’art africain présents dans les musées européens sont les témoins muets d’une histoire coloniale souvent tue ou soigneusement dissimulée. Ce constat, Christophe Boltanski et Taina Tervonen l’ont fait à travers la longue enquête qui a donné naissance à leurs romans respectifs, King Kasaï et Les Otages. De la Belgique au Congo ou de Paris à Dakar au Sénégal, ou Ségou au Mali, les deux auteurs traquent les non-dits et les angles morts d’une décolonisation des esprits menée à reculons.
La patiente recherche de documents
D’origine franco-finlandaise, Taina Tervonen est intimement liée au Sénégal, où elle a grandi, a appris le wolof et est allée à l’école. Quant à Christophe Boltanski, il est revenu à Bruxelles pour explorer les trésors du Congo après une longue enquête réalisée dans l’Est de la RDC, au coeur des mines de Bisié (2012). Leurs livres respectifs – Les Otages paru aux éditions Marchialy ; King Kasaï paru chez Stock – témoignent de ce retour opéré, de cette nouvelle exploration.
L’un comme l’autre ont déjà écrit d’autres ouvrages et été récompensés par de nombreux prix: le prix Louise-Weiss du journalisme européen et le prix international True Story pour Taina Tervonen ; le Fémina en 2015 pour Christophe Boltanski avec La Cache. Ce qui lie ces deux auteurs, au-delà même du continent exploré, c’est la pratique de l’enquête et de l’immersion au long cours.
Taina Tervonen a sillonné le Sénégal et la France en quête de documents et d’archives concernant le fameux sabre dont on dit qu’il aurait appartenu à El Hadj Oumar Tall, figure iconique du Sénégal, chef religieux et chef de guerre de l’Empire toucouleur, Etat musulman, au nom duquel il se battit du Sénégal jusqu’au Mali actuel, en passant par la Guinée.
Christophe Boltanski a passé la nuit à l’Africa museum en quête de l’histoire cachée des objets arrachés à leur terre originelle et exposés pratiquement sans explication, ni remise en contexte au regard du grand public, alors même que des centaines d’autres demeurent dissimulés dans des réserves. Privés de leur contexte et de leur signification, certaines de ces oeuvres ont d’ailleurs été perdues, volées ou dissimulées dans des caves…
Une histoire humaine à double lecture
Les deux ouvrages, fouillés et détaillés, se lisent comme des romans. Ils pointent la portée soi-disant humaniste et civilisatrice de l’entreprise coloniale qui cachait mal ses visées expansionnistes, le racisme affiché ou larvé et l’appât du gain. De part et d’autre, au Sénégal comme au Congo, on retrouve les mêmes figures d’aventuriers prêts à tout pour briller aux yeux de leur famille et de leurs contemporains, sur leurs terrains de conquêtes. Qu’il s’agisse des membres de familles de la haute bourgeoisie ou de la noblesse en Belgique ou des militaires Faidherbe et Archinard en France.
A travers les campagnes menées par ces hommes, les violences et exactions exercées contre des populations innocentes et souvent pacifiques sont remises en lumière ainsi que les troublants points communs en matière de butin, de pillages et de prises d’otages. Qu’il s’agisse du contingent de 267 hommes, femmes et enfants emmenés de force pour figurer comme clous du spectacle voulu par Léopold II lors de l’Exposition universelle à Bruxelles en 1897. Ou du jeune Abdoulaye Tall, 12 ans, petit-fils de Cheikh Oumar, devenu otage du colonel Archinard, bien décidé à le couper de sa famille et à l’envoyer en France. Ainsi nous rappellent-ils qu’en même temps que les bijoux et les oeuvres d’art, les colons ont souvent fait main basse sur des hommes, des femmes et même des enfants, servant de monnaie d’échange ou de leviers de chantage.
Les deux livres, empreints d’une profonde humanité, déterrent un passé méconnu ou sciemment ignoré et pointent le problème d’une aventure conçue, aujourd’hui encore, comme forcément à sens unique, de l’Europe vers « l’ailleurs » : l’exploration, oui ; l’immigration, non.
Karin Tshidimba
>> King Kasaï, Christophe Boltanski – Editions Stock – Ma nuit au musée, 152 pp., 18,50 €, version numérique 13 €
>> Les Otages, Taina Tervonen, enquête, Editions Marchialy, 248 pp., 20 €, version numérique 15 €c
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Avec La Libre Afrique