Les entreprises françaises en Afrique : un géant méconnu

Les entreprises françaises en Afrique analysées suite à l’interview d’Étienne Giros sur RFI ce 4 juin 2025. Le président du CIAN défend leur présence et livre un bilan nuancé.

Par Anne-Marie DWORACZEK-BENDOME

Étienne Giros, président délégué du Conseil français des investisseurs en Afrique (CIAN)
Étienne Giros, président délégué du Conseil français des investisseurs en Afrique (CIAN) Étienne Giros, président délégué du Conseil français des investisseurs en Afrique (CIAN)

Une présence économique massive et sous-estimée

Contrairement aux idées reçues véhiculées dans le débat public français, la présence économique de la France en Afrique demeure considérable et dynamique. Selon Étienne Giros, président du Conseil des Investisseurs français en Afrique (CIAN) depuis onze ans et ancien dirigeant du groupe Bolloré, plus de 5 000 entreprises françaises opèrent actuellement sur le continent africain. Ces structures emploient directement 700 000 Africains et génèrent un chiffre d’affaires annuel de 100 milliards d’euros, soit un volume d’affaires supérieur à celui réalisé avec les États-Unis ou la Chine.

Cette présence se caractérise par sa diversité sectorielle et géographique. Des grands groupes internationaux aux entreprises de taille intermédiaire, l’écosystème français en Afrique couvre des domaines aussi variés que les télécommunications, les transports, l’énergie, la distribution ou encore les médias. Cette implantation massive témoigne d’une relation économique profonde qui dépasse largement les seuls liens historiques entre la France et ses anciennes colonies. Elle révèle également la capacité d’adaptation des entreprises françaises face à l’évolution rapide des marchés africains et à l’émergence de nouveaux acteurs économiques sur le continent.

Pourtant, cette réalité économique reste largement méconnue du grand public français, y compris de la classe politique. Étienne Giros souligne cette contradiction en rappelant que même des personnalités aux opinions divergentes comme Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon convergent paradoxalement vers un même diagnostic erroné concernant les entreprises françaises en Afrique.

Dépasser le mythe de la « rente coloniale »

L’une des principales critiques adressées par Étienne Giros concerne la persistance du mythe de la « rente coloniale » dans le discours politique français. Selon lui, cette vision anachronique ne correspond plus à la réalité du terrain depuis plusieurs décennies. Une situation de rente implique un monopole auto-entretenu permettant d’imposer des tarifs élevés sans innovation ni développement technique. Or, les entreprises françaises opèrent aujourd’hui dans un environnement hautement concurrentiel où elles doivent constamment prouver leur valeur ajoutée face à des concurrents internationaux de plus en plus agressifs.

Cette concurrence s’illustre parfaitement dans les secteurs phares de la présence française. Le groupe Orange, leader des télécommunications en Afrique francophone, affronte quotidiennement sept à huit opérateurs mondiaux sur ses différents marchés. Sa réussite ne repose plus sur des positions acquises, mais sur sa capacité à proposer des services innovants à des prix compétitifs. De même, AGL (anciennement Bolloré Africa Logistics) se trouve en concurrence directe avec des opérateurs portuaires chinois, émiratis et d’autres régions du monde pour la gestion des infrastructures logistiques africaines.

Cette réalité concurrentielle impose aux entreprises françaises une exigence permanente de performance et d’innovation. Contrairement aux clichés, elles ne peuvent plus se reposer sur des avantages historiques ou des relations privilégiées avec les gouvernements locaux. Leur survie dépend désormais de leur capacité à s’adapter aux besoins spécifiques des marchés africains tout en maintenant leur compétitivité face à des acteurs venus d’Asie, du Moyen-Orient ou d’autres continents. Cette évolution marque une rupture fondamentale avec les pratiques d’il y a cinquante ou soixante ans.

Les défis contemporains et les cas problématiques

Malgré cette présence économique significative, les entreprises françaises en Afrique font face à des défis considérables qui freinent leur développement et ternissent parfois leur image. Depuis la pandémie de Covid-19 et les bouleversements géopolitiques au Sahel, Étienne Giros observe une frilosité croissante des chefs d’entreprise français face aux projets africains. Cette prudence excessive résulte d’une perception exagérée du risque africain, alimentée par l’instabilité politique dans certaines régions et les départs forcés de la France de plusieurs pays sahéliens.

La corruption reste un fléau majeur qui pèse particulièrement sur les entreprises de taille moyenne. Giros relate l’exemple édifiant d’une société française confrontée au chantage d’un ministre des Finances réclamant 10% de commission pour honorer ses obligations financières. Seuls les grands groupes disposent des ressources nécessaires pour résister à ces pratiques pendant les mois, voire les années nécessaires à leur résolution. Les entreprises plus modestes se trouvent souvent contraintes de céder ou de quitter le marché, privant l’économie africaine d’acteurs dynamiques et innovants.

Le secteur aérien illustre également les dysfonctionnements persistants. Air France bénéficie effectivement de situations quasi monopolistiques sur certaines lignes, imposant des tarifs prohibitifs qui pénalisent les échanges intra-africains. Cette situation résulte largement des politiques restrictives en matière d’attribution de créneaux horaires par les autorités africaines, créant des distorsions de marché préjudiciables au développement du continent. Ces exemples démontrent que si la « rente » n’est plus la norme, elle persiste dans certains secteurs spécifiques où la régulation reste défaillante.

Malgré les difficultés actuelles, Étienne Giros demeure optimiste quant à l’avenir des relations économiques franco-africaines. Sa vision s’appuie sur les transformations structurelles en cours sur le continent : l’émergence d’une classe moyenne, la croissance démographique soutenue et l’ouverture progressive sur l’économie mondiale. Ces évolutions créent de nouveaux marchés et de nouvelles opportunités pour les entreprises françaises capables de s’adapter aux attentes d’une clientèle africaine de plus en plus exigeante et connectée.

L’exemple du groupe Bolloré/Vivendi illustre cette capacité de réinvention. Contrairement aux interprétations simplistes, la cession des activités portuaires et logistiques à MSC ne traduit pas un désengagement de l’Afrique, mais une réorientation stratégique. Le groupe maintient et renforce même sa présence à travers Canal+, qui projette d’acquérir MultiChoice, le géant de la télévision payante en Afrique australe. Parallèlement, le déploiement de la fibre optique dans une dizaine de pays africains témoigne d’une vision à long terme axée sur les technologies d’avenir.

Cette mutation illustre la nécessaire adaptation des entreprises françaises aux nouveaux enjeux africains. L’avenir appartient à celles qui sauront dépasser les modèles économiques hérités du passé pour construire des partenariats authentiques avec les acteurs locaux. Étienne Giros appelle ainsi à plus d’audace de la part des dirigeants français, invitant à considérer l’Afrique non plus comme un terrain de chasse gardée, mais comme un continent d’opportunités ouvert à tous les acteurs capables d’y apporter une réelle valeur ajoutée. Cette vision renouvelée pourrait permettre de réconcilier performance économique et développement durable du continent.

 

DBnews, 4 juin 2025

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