Le 31 mai 2025, à 11 h 02 précises, la modernité gabonaise s’est éteinte d’un coup. Une défaillance sur la ligne Haute Tension 90kV reliant la centrale flottante Karpowership au réseau de la SEEG a plongé le Grand Libreville dans l’obscurité. Pas une panne ordinaire, non : un symptôme d’un mal profond qui gangrène le quotidien des Gabonais. Car derrière cette énième « incident technique majeur » se cache une vérité que les autorités peinent à assumer : l’infrastructure énergétique du pays s’effrite, et avec elle, les dernières illusions d’un peuple fatigué d’attendre.
Par [Anne-Marie DWORACZEK-BENDOME]
Les mots sonnent désormais creux. Depuis des années, les Gabonais vivent au rythme funèbre des délestages. Arrivé au pouvoir le 30 août 2023, le président Oligui Nguema avait séduit par son dynamisme apparent et les promesses audacieuses du régime de transition. Beaucoup avaient cru au ralentissement, puis à la disparition pure et simple des coupures. L’illusion s’est dissipée : même son élection du 12 avril 2025 n’a apporté qu’un répit dérisoire. Les discours tonitruants et les effets d’annonce n’ont rien changé à la situation. Pour faire illusion, quelques colmatages de fortune ont été tentés çà et là. Le comble de l’ironie ? Le jour même de l’investiture d’Oligui Nguema au stade d’Angondjé, une coupure de courant – brève, mais symbolique – a plongé, le 3 mai 2025, la cérémonie dans l’embarras. Cette panne, anecdotique en apparence, révèle la récurrence dramatique d’un problème qui attriste au plus haut point les populations.
Dans cette République des privations, l’eau et l’électricité sont devenues des denrées rares, transformant chaque journée en combat pour la dignité élémentaire. Le noir n’est pas l’exception : il demeure malheureusement la règle.
Sabotage ou naufrage ?
Cette panne du 31 mai a porté en elle tous les mystères d’un pays à la dérive. Car elle n’a pas frappé au hasard : non seulement Libreville, mais aussi Port-Gentil, Moanda, Oyem… toute la géographie urbaine et de l’intérieur du Gabon a sombré simultanément. Coïncidence troublante ? Le ministre de l’Énergie, Philippe Tonangoye, a évoqué à mots couverts des « violences douces », sans jamais désigner de coupables. Mais les faits ont parlé d’eux-mêmes : ces blackouts sont survenus quelques heures seulement après la fin de l’administration provisoire de la SEEG. Quatre réunions de crise se sont succédé dans le plus grand secret, sans qu’aucun résultat tangible n’ait émergé.
L’hypothèse du sabotage a flotté dans l’air comme un parfum de complot. Mais elle a mal masqué une réalité plus prosaïque et infiniment plus grave : l’État gabonais a renoncé à ses responsabilités premières. « Vous parlez de sabotage, mais l’état du réseau, on le connaît depuis longtemps », a lancé, amer, un habitant du 6e arrondissement. Cette voix anonyme a résonné comme celle de tout un peuple : las des excuses, avide de vérité.
Des milliards engloutis
Vingt mois après le renversement d’Ali Bongo en août 2023, l’espoir d’une refondation s’est mué en désillusion amère. La junte militaire d’Oligui Nguema avait promis la rupture avec les errements du passé. Aujourd’hui, plus d’un mois après le retour officiel à l’ordre constitutionnel, le bilan est accablant : malgré des milliards de francs CFA injectés dans le secteur énergétique, les délestages se multiplient avec une régularité de métronome.
L’exemple de Karpowership incarne cette faillite à elle seule. Ces bateaux-usines turcs, censés injecter 70 MW salvateurs dans le réseau, ne sont qu’un pansement sur une hémorragie nationale. Solution coûteuse et polluante, elle révèle l’absence criante de vision stratégique : pas de plan directeur, pas de transparence sur les investissements, pas de maintenance durable. L’État gabonais navigue à vue, d’expédient en expédient, pendant que ses citoyens sombrent dans l’obscurité.
La spirale infernale d’un système à l’agonie
Les autorités peuvent bien crier au sabotage : les faits sont têtus. Le réseau électrique gabonais agonise sous le poids de ses propres contradictions. Infrastructures vétustes, équipements qui explosent, postes de distribution qui s’effondrent les uns après les autres… Face à une demande croissante, notamment dans un Libreville en expansion anarchique, le système révèle son inadéquation structurelle.
Les barrages hydroélectriques tournent au ralenti, victimes conjuguées du changement climatique et de décennies de négligence. Les centrales thermiques s’arrêtent faute de gaz. Les délestages, jadis mesures d’exception, sont devenus la norme quotidienne. Cette chronique d’un effondrement annoncé s’enracine dans une gouvernance énergétique confuse, minée par des contrats opaques et des soupçons persistants de malversations. Karpowership n’est que le symbole le plus visible de cette gestion à courte vue : une solution de fortune érigée en politique durable, un aveu d’impuissance déguisé en prouesse technique.
L’opacité comme système de gouvernement.
Les racines du mal sont connues, répertoriées, documentées. Vétusté des infrastructures, sous-investissement chronique, maintenance bâclée, gouvernance défaillante : le diagnostic est posé depuis des années. Pourtant, rien ne change. Les cellules continuent d’exploser dans les postes de distribution, les câbles stratégiques de céder, les centrales de s’arrêter. La demande urbaine explose tandis que l’offre stagne dans l’à-peu-près.
L’hypothèse du sabotage, brandie comme un étendard par le gouvernement, demeure une rumeur non étayée. L’enquête promise semble davantage conçue pour détourner l’attention que pour révéler la vérité. Pendant ce temps, les usagers dénoncent l’inaction de la SEEG, accusée d’inefficacité crasse et de népotisme endémique.
Des voix courageuses s’élèvent pour réclamer un audit indépendant du secteur énergétique, la révision des contrats douteux, une refondation complète de la gouvernance. Car sans transparence, sans planification rigoureuse, sans volonté politique authentique, le Gabon restera dans le noir. Littéralement et métaphoriquement.
Quand l’État abandonne ses citoyens.
L’exaspération populaire a franchi tous les seuils. Des coupures qui durent des journées entières, comme celle du 1er juin dans le 5e arrondissement, rendent l’existence intenable. Les plaintes s’accumulent, les pertes se chiffrent : appareils électroménagers grillés, denrées alimentaires avariées, activités économiques paralysées, services hospitaliers perturbés. La liste s’allonge, interminable litanie d’un quotidien sacrifié.
Les responsabilités sont claires : la SEEG d’abord, dont les équipes semblent insensibles à la détresse citoyenne. Mais aussi la Société du Patrimoine et le FGIS, trois entités étatiques censées garantir la continuité des services essentiels. Leur faillite collective engage désormais la responsabilité de l’État tout entier.
Le prix de l’improvisation permanente
Chiffrer le coût de cette anarchie énergétique relève de l’impossible. Mais chaque heure sans courant, ce sont des dizaines de PME à l’arrêt, des tonnes de produits jetés, des machines silencieuses, des vies mises en danger dans les hôpitaux. Les journées des 31 mai et 1er juin 2025 ont engendré des pertes directes et indirectes se chiffrant en milliards de francs CFA.
Au-delà des chiffres se profile un désastre plus profond : effondrement de la productivité, dégradation du climat des affaires, explosion de la précarité énergétique. Sur les réseaux sociaux, les Gabonais témoignent de leur calvaire quotidien : « Retour courant : 6 heures 15 ; Coupure : 8 heures 14 – Retour courant : 10 heures 30 ; Coupure : 13 heures 17 – Retour courant : 15 heures 29… Coupure : 18 heures 39. » Cette chronique dérisoire d’un pays qui agonise révèle l’ampleur du naufrage.
Les Gabonais n’attendent plus d’excuses. Ils exigent des actes. Car l’électricité n’est pas un luxe de nantis : c’est un droit fondamental, condition première de la dignité humaine.
L’heure de vérité pour la République
Ce qui se joue dans ces coupures dépasse la simple défaillance technique. C’est tout l’édifice de la responsabilité publique que les Gabonais remettent en cause. La politique du « bateau pansement », incarnée par Karpowership, révèle ses limites : dispendieuse, polluante, structurellement inadaptée aux enjeux de long terme.
Pendant que le gouvernement se gargarise de réformes à venir, le réseau s’effondre. Pendant qu’il agite le spectre du sabotage, les citoyens pointent l’absence d’entretien, la vétusté des équipements, la corruption rampante. Les promesses d’enquête, ressassées comme des mantras depuis des mois, sont devenues des insultes à l’intelligence collective.
« Parler de sabotage, c’est faire preuve de faiblesse », tranche un journaliste de la chaîne publique. De Port-Gentil à Nzeng-Ayong, la patience populaire s’épuise. Les citoyens n’attendent plus de discours : ils veulent des actes. La Cinquième République que beaucoup appellent de leurs vœux ne pourra naître dans l’obscurité. Ni dans le mensonge.
Il est temps de rallumer la lumière. Sur les compteurs, et sur la vérité.