La sentence définitive de la CIJ du 19 mai 2025 bouleverse l’architecture géopolitique du golfe de Guinée, exposant les cicatrices du découpage colonial et esquissant les fondements d’une restructuration stratégique en Afrique subsaharienne.
Par [Anne-Marie DWORACZEK-BENDOME]
Une sentence internationale aux répercussions continentales majeures
Le 19 mai 2025, la Cour internationale de justice a résolu un litige dont la portée dépasse largement un conflit de délimitation classique. En reconnaissant la propriété équato-guinéenne des îles Mbanié, Cocotiers et Conga, tout en validant l’autorité gabonaise sur diverses portions terrestres périphériques de Mongomo et Ebebiyin, La Haye reconfigure discrètement l’économie régionale du golfe de Guinée. Cette résolution, au-delà de son caractère procédural, matérialise les confrontations entre héritage colonial et réalités contemporaines, positionnant centralement la problématique vitale des richesses sous-marines.
L’exhortation adressée aux deux nations pour qu’elles définissent leur limite maritime dévoile la dimension de l’enjeu : dans ce territoire concentrant des réserves pétrolières considérables, la fixation des périmètres économiques exclusifs conditionnera l’exploitation énergétique future. La CIJ, en contournant cette problématique sensible, confronte les parties à leurs obligations négociatrices, mais également aux influences de leurs partenaires financiers globaux.
L’approche malabienne : alliance entre réalisme procédural et stratégie pétrolière
Malabo a développé une argumentation juridique exceptionnellement structurée, privilégiant l’administration concrète des territoires insulaires contestés plutôt que des documents historiques fragiles. Cette méthode témoigne d’une sophistication diplomatique inédite pour un gouvernement traditionnellement marginalisé internationalement. En établissant sa gestion administrative permanente et sa surveillance navale, la Guinée équatoriale a persuadé les magistrats de La Haye de l’authenticité de sa domination insulaire.
Ce triomphe relatif s’intègre dans une démarche globale de renforcement territorial équato-guinéen face aux velléités hégémoniques gabonaises. Pour Teodoro Obiang Nguema, dirigeant depuis 1979, cette réussite procédurale consolide sa crédibilité nationale tout en repositionnant sa nation comme protagoniste essentiel de l’échiquier énergétique local. L’insuccès concernant les territoires continentaux constitue ainsi un sacrifice acceptable pour garantir l’exploitation des richesses océaniques, véritable épine dorsale de l’économie équato-guinéenne.
Relations binationales fragilisées : par-delà la querelle frontalière
Le conflit limitrophe entre Libreville et Malabo dévoile des clivages plus substantiels que de simples controverses cartographiques. Sous les argumentaires légaux se dissimulent des antagonismes géoéconomiques intensifiés par la compétition pour séduire les capitaux pétroliers occidentaux et asiatiques. Les deux métropoles s’affrontent également d’influence dans la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC), où leurs orientations énergétiques parfois opposées perturbent l’harmonisation régionale.
L’armement graduel des périmètres frontaliers révèle la suspicion mutuelle entre deux systèmes autoritaires préoccupés de protéger leurs revenus pétroliers respectifs. Oligui Nguema qui a succédé Ali Bongo Ondimba, ne peut tolérer de paraître vulnérable devant les exigences équato-guinéennes. Parallèlement, Obiang Nguema exploite ce contentieux pour dévier l’attention des reproches internationaux concernant sa gestion autocratique.
L’intervention internationale, qu’elle provienne de l’Union africaine ou des Nations unies, devra donc transcender la seule problématique frontalière pour traiter les origines fondamentales de cette compétition : la quête des ressources, la légitimité politique précaire des deux gouvernants et l’exploitation du patriotisme territorial.
L’accord de Bata : anatomie d’un fiasco diplomatique
L’invalidation par la CIJ de l’accord de Bata de 1974 résonne comme un avertissement pour les diplomaties africaines fréquemment négligentes dans leurs procédures d’approbation. Ce texte, élaboré précipitamment et jamais entériné par les assemblées nationales, exemplifie parfaitement les défaillances institutionnelles qui marquent encore de nombreux États post-coloniaux. Libreville, qui avait bâti l’essentiel de sa tactique juridique sur ce document inopérant, subit aujourd’hui les conséquences d’une diplomatie défaillante.
Cette détermination de La Haye crée un antécédent lourd d’implications pour l’ensemble du continent africain, où foisonnent les conventions bilatérales aux validités juridiques douteuses. En imposant le respect rigoureux des procédures constitutionnelles, la CIJ souligne que le formalisme juridique international n’admet aucune approximation, même entre États « apparentés ». Cette exigence de précision pourrait obliger les chancelleries africaines à moderniser leurs structures diplomatiques et juridiques.
Pour le Gabon, cet échec démontre également les restrictions d’une diplomatie longtemps accoutumée aux arrangements officieux issus de la « Françafrique ». L’époque des accords informels paraît dépassée face à la juridicisation progressive des relations internationales.
Vers une restructuration géostratégique : négocier sous surveillance des multinationales énergétiques
L’étape post-verdict s’annonce cruciale pour l’avenir énergétique du golfe de Guinée. Les discussions bilatérales sur la démarcation maritime devront intégrer les préoccupations des compagnies pétrolières déjà implantées régionalement : Total, ExxonMobil, Chevron et leurs homologues chinois surveillent attentivement l’évolution du contentieux. Leurs investissements considérables dans la prospection offshore conditionnent directement les délimitations futures.
L’arbitrage international devra donc accommoder ces protagonistes économiques dont les groupes de pression orientent déjà les positions des deux métropoles. L’Union africaine et les Nations unies, habituellement concentrées sur les dimensions politiques, découvrent la complexité d’un arbitrage où s’entrelacent souveraineté nationale et intérêts privés transnationaux. L’établissement d’un dispositif mixte de supervision, intégrant société civile et spécialistes internationaux, apparaît désormais comme une obligation pour assurer la transparence des futures discussions.
Au-delà de la collaboration sécuritaire et du partage des ressources transfrontalières, ces consultations pourraient annoncer une nouvelle conception de la diplomatie énergétique en Afrique centrale, favorisant la concertation multilatérale face aux ambitions des puissances extérieures.
Modifications chiffrées sur les superficies nationales :
Gabon :
La superficie actuelle est de 267 667 km².
Le Gabon perd l’île Mbanié (environ 0,3 km²) et deux îlots (Cocotiers et Conga, ensemble environ 0,1 km²), mais récupère environ 50 km² de territoires terrestres autour d’Ebebiyin et Mongomo.
La nouvelle superficie estimée du Gabon serait donc :
267 667−0,4+50=267 716,6267667−0,4+50=267716,6 km².
Guinée équatoriale :
La superficie actuelle est de 28 050 km².
La Guinée équatoriale gagne 0,4 km² avec les îles, mais perd approximativement 50 km² de territoires terrestres au profit du Gabon.
La nouvelle superficie estimée de la Guinée équatoriale serait donc :
28 050+0,4−50=28 000,428050+0,4−50=28000,4 km².
Pays | Superficie actuelle (km²) — Superficie après verdict (km²)
Gabon | 267 667 (avant le verdict) – 267 716,6 (après le verdict)
Guinée équatoriale | 28 050 (avant le verdict) – 28 000,4 (après le verdict).
Le Gabon perd 0,4 km² d’îles, mais gagne 50 km² de terres. La Guinée équatoriale fait le mouvement inverse.
Conclusion ouverte : entre stabilisation régionale et nouveaux déséquilibres
Le contentieux frontalier gabono-équato-guinéen, loin de se conclure avec la sentence de La Haye, inaugure un nouveau chapitre des relations inter-africaines caractérisé par la juridicisation croissante des différends territoriaux. Cette transformation, si elle propose des perspectives de pacification durable, génère également de nouveaux obstacles pour des États aux ressources diplomatiques souvent restreintes.
L’impact de cette décision pourrait se diffuser largement au-delà du golfe de Guinée, encourageant d’autres nations du continent à reconsidérer leurs propres contentieux frontaliers par la voie judiciaire internationale. Cameroun et Nigéria, Burkina Faso et Niger, Tchad et Soudan : autant de couples où persistent des tensions territoriales susceptibles de découvrir dans ce précédent une méthode de résolution pacifique.
Demeure que la réussite de cette démarche dépendra de l’aptitude des acteurs africains à maîtriser pleinement les instruments du droit international, transcendant les logiques de favoritisme et d’arrangements officieux qui caractérisent encore trop fréquemment leurs relations bilatérales. Entre espoir d’une diplomatie africaine enfin accomplie et risque de prolifération des contentieux judiciaires, l’affaire gabono-équato-guinéenne pourrait bien annoncer l’avenir des relations inter-étatiques sur le continent.