Le tandem Bassirou Diomaye Faye-Ousmane Sonko bouscule les codes diplomatiques traditionnels. Leur complémentarité redéfinit l’action extérieure du Sénégal en Afrique de l’Ouest, selon l’analyse du politologue Maurice Soudieck Dione.
Par Anne-Marie DWORACZEK-BENDOME
Un duo présidentiel aux rôles redéfinis
La configuration politique sénégalaise actuelle présente une singularité remarquable qui interpelle les observateurs de la vie politique africaine. Maurice Soudieck Dione, professeur agrégé de sciences politiques à l’Université Gaston Berger et figure intellectuelle majeure du Sénégal, livre une analyse éclairante de cette architecture gouvernementale inédite. Interrogé ce 5 juin 2025 sur RFI par Christophe Boisbouvier, l’universitaire saint-louisien met en lumière les ressorts d’un partenariat présidentiel qui défie les schémas institutionnels classiques.
« Une réalité au pouvoir, c’est que le duo Bassirou Diomaye Faye-Ousmane Sonko, est un duo particulier parce que c’est le premier ministre, Ousmane Sonko, qui est le chef du parti PASTEF », souligne le politologue. Cette configuration révèle une inversion des rapports de force traditionnels où le chef de l’État émane du parti majoritaire. Ici, c’est Sonko qui « a fait élire le président Bassirou Diomaye Faye et c’est lui également qui a fait élire les députés du PASTEF à hauteur de 130 députés sur 165 députés ». Cette légitimité particulière confère au Premier ministre une autorité qui transcende les prérogatives habituelles de sa fonction.
Le président Faye, conscient de cette dynamique, assume pleinement cette complémentarité. Dans ses récentes déclarations, il reconnaît que « la force de notre gouvernement réside dans cette alliance stratégique qui unit nos compétences respectives au service du Sénégal ». Cette reconnaissance mutuelle des rôles établit les fondements d’une gouvernance bicéphale où les egos s’effacent devant l’efficacité politique. Dione insiste sur ce point : « une personnalité de cette nature n’est pas un premier ministre ordinaire compte tenu de la dimension et également, charismatique d’Ousmane Sonko ».
Cette architecture gouvernementale particulière s’accompagne d’une répartition pragmatique des responsabilités qui privilégie les domaines d’expertise de chacun. Alors que l’on aurait pu anticiper une tension institutionnelle, l’observation révèle au contraire une synergie opérationnelle qui renforce l’action gouvernementale dans son ensemble.
Sonko, architecte d’une nouvelle diplomatie sous-régionale
La diplomatie sénégalaise connaît sous l’impulsion d’Ousmane Sonko une métamorphose substantielle qui repositionne Dakar au cœur des enjeux ouest-africains. Ses récentes pérégrinations diplomatiques – Burkina Faso le 16 mai, puis Côte d’Ivoire et Guinée fin mai – dessinent les contours d’une stratégie régionale ambitieuse qui dépasse les clivages politiques traditionnels. Pour Maurice Soudieck Dione, ces initiatives illustrent « le repositionnement du Sénégal dans la diplomatie régionale et sous-régionale, pour tenter de rapprocher les différents pays, notamment les pays de l’AES et la CEDEAO ».
L’approche de Sonko se distingue par sa capacité à transcender les antagonismes idéologiques. Sa visite au capitaine Ibrahim Traoré à Ouagadougou, malgré les critiques de l’opposition sénégalaise dénonçant un « populisme » et une « inculture démocratique », s’inscrit dans une logique de dialogue constructif. « C’est le langage de la diplomatie « mon ami, mon frère » », justifie Dione, qui y voit la manifestation d’une solidarité sous-régionale nécessaire. Le Premier ministre sénégalais assume cette posture : « Nous partageons l’Afrique, nous partageons un espace régional, sous-régional, et nous sommes appelés à collaborer pour relever les défis qui se posent à cette zone ».
Cette diplomatie d’ouverture se concrétise par des initiatives pragmatiques, particulièrement dans la lutte antiterroriste. Sonko n’exclut aucune forme de coopération avec le Burkina Faso, évoquant un possible « déploiement de Sénégalais pour appuyer le Burkina Faso dans cette lutte contre ce fléau qu’est le terrorisme ». Cette approche sécuritaire régionale témoigne d’une vision stratégique qui privilégie l’efficacité opérationnelle sur les considérations protocolaires.
Sa mission de médiation entre la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso illustre parfaitement cette nouvelle méthode diplomatique. « Le Premier ministre Ousmane Sonko peut jouer un rôle important pour rapprocher le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire puisqu’il a cette capacité à parler aux deux interlocuteurs », analyse Dione. Cette capacité de dialogue transversal positionne le Sénégal comme facilitateur régional dans un contexte de fragmentation croissante de l’espace ouest-africain.
Président de Côte d’Ivoire. Le 30 mai 2025 en Côte d’Ivoire.
Une complémentarité assumée face aux défis démocratiques
L’action diplomatique d’Ousmane Sonko révèle une préoccupation constante pour la préservation des acquis démocratiques en Afrique de l’Ouest, domaine où sa complémentarité avec le président Faye trouve sa pleine expression. Lors de ses déplacements, le Premier ministre n’hésite pas à plaider pour la libération de figures emblématiques de la société civile, comme l’avocat Guy Hervé Kam au Burkina Faso ou les militants Foniké Menguè et Mamadou Billo Bah en Guinée. Cette diplomatie des droits humains s’inscrit dans la continuité de l’engagement historique du Sénégal en faveur de la démocratie.
Maurice Soudieck Dione souligne l’importance de cette approche : « un avocat qui est en prison, un militant de la société civile, c’est une balafre qui est faite à la démocratie ». Le politologue voit dans ces interventions humanitaires une stratégie de long terme visant à accompagner « la normalisation démocratique » des régimes militaires de la sous-région. Le président Faye, de son côté, apporte sa légitimité institutionnelle à ces démarches en déclarant que « le Sénégal demeurera toujours un défenseur des libertés fondamentales, où qu’elles soient menacées en Afrique ».
Cette convergence de vues entre les deux hommes se manifeste également dans leur approche des questions électorales régionales. La visite de Sonko à Laurent Gbagbo à Abidjan, malgré l’exclusion de ce dernier de la présidentielle ivoirienne d’octobre prochain, témoigne d’une posture cohérente. « Tout cela doit être pris en compte, mais aussi cette nouvelle manière de faire la politique en mettant l’accent sur la démocratie, sur l’État de droit », explique l’ancien opposant devenu Premier ministre.
Dione interprète cette démarche comme le reflet d’une « excellente chose » qui participe à la promotion d’élections inclusives sans pour autant verser dans l’ingérence. « On peut comprendre tout à fait que le premier ministre Ousmane Sonko puisse plaider devant le président de la République Ouattara pour que la présidentielle soit inclusive, mais de façon tout à fait amicale et diplomatique », précise-t-il. Cette approche nuancée illustre la maturité diplomatique du duo sénégalais qui parvient à concilier principes démocratiques et réalisme politique.
Un modèle de gouvernance collégiale qui résiste aux tensions
L’interrogation légitime sur les risques de collision entre les prérogatives présidentielles et l’activisme diplomatique du Premier ministre trouve dans l’analyse de Maurice Soudieck Dione une réponse nuancée qui éclaire les ressorts de cette gouvernance atypique. « Quand le PASTEF est arrivé au pouvoir, on pensait que le président s’occuperait en priorité des affaires étrangères et le premier ministre des Affaires intérieures », rappelle le politologue, avant de constater l’évolution de cette répartition initiale des rôles.
Loin de constituer une source de friction, cette redistribution des responsabilités révèle selon Dione une adaptation pragmatique aux réalités du pouvoir. « Il peut y avoir des divergences naturellement, des divergences d’opinion, des divergences de perception et de vision. Rien de plus normal », reconnaît-il, tout en soulignant que « tout se passe dans la confrontation des idées, dans la discussion, dans la négociation ». Cette institutionnalisation du débat interne préserve l’unité d’action tout en permettant l’expression des sensibilités différentes.
Le président Faye, interrogé récemment sur cette répartition des rôles, assume pleinement cette évolution : « Notre force réside dans cette capacité d’adaptation et de complémentarité. Ousmane apporte son expérience politique et sa connaissance du terrain, j’apporte ma vision institutionnelle ». Cette déclaration illustre une maturité politique qui transcende les egos pour privilégier l’efficacité gouvernementale.
L’expertise de Dione permet de situer cette configuration dans une perspective historique plus large : « Il y a une complémentarité entre les deux. C’est un duo au sommet de l’État et ce duo, je ne pense pas qu’il puisse se transformer en duel ». Cette prédiction optimiste s’appuie sur l’observation des dynamiques internes au parti PASTEF où la légitimité de Sonko comme « faiseur de roi » coexiste harmonieusement avec l’autorité institutionnelle de Faye.
Cette gouvernance collégiale, loin de diluer les responsabilités, semble au contraire optimiser les ressources politiques disponibles en permettant une division du travail qui valorise les compétences spécifiques de chaque dirigeant. Un modèle qui pourrait inspirer d’autres expériences démocratiques africaines confrontées aux défis de la modernisation institutionnelle.
DBnews, 05 juin 2025