AGROPAG, présenté officiellement comme un projet gouvernemental destiné à dynamiser le secteur de l’élevage au Gabon, soulève de nombreuses interrogations quant à sa véritable nature.
Par Anne Marie Dworaczek-Bendome – 28 janvier 2025
Une transition minée par les dérives du passé
La transition politique au Gabon, initiée le 30 août 2023, peine à concrétiser les aspirations de changement. Les vieilles pratiques que le nouveau régime militaire s’était engagé à éradiquer – corruption, détournements de fonds et népotisme – persistent. Le cas d’AGROPAG en est une parfaite illustration : derrière la façade d’un projet national destiné à dynamiser le secteur de l’élevage se cache une opération qui semble avant tout servir les intérêts d’un cercle restreint de personnes proches du pouvoir, particulièrement de l’actuel chef du gouvernement.
Cette continuité des pratiques est incarnée par le Premier ministre Raymond Ndong Sima, qui n’en est pas à son premier passage à la Primature. Après avoir occupé ce poste sous Ali Bongo de février 2012 à janvier 2014, il est aujourd’hui le principal collaborateur du général Brice Clotaire Oligui Nguema. Ce retour aux méthodes du passé, en contradiction flagrante avec les engagements de transparence et de moralisation de la vie publique, laisse les citoyens gabonais dans un état de stupéfaction et d’impuissance face à un système où les intérêts personnels semblent toujours prévaloir sur le bien commun.
AGROPAG : Un projet public ou une entreprise privée ?
Sur le papier, AGROPAG se présente comme une initiative nationale financée par des fonds publics gabonais, avec pour mission de réduire la dépendance du pays aux importations de viande. Cependant, les enquêtes journalistiques révèlent des zones d’ombre préoccupantes. Le statut juridique de l’entreprise interroge : AGROPAG est une société de droit privé dont l’administrateur n’est autre que Guy Anicet Rerambyath, qui exerce parallèlement la fonction de conseiller en charge de l’Agriculture et de l’Élevage auprès du Premier ministre. Cette situation soulève d’importantes questions éthiques sur la compatibilité entre ses responsabilités publiques dans l’élaboration des politiques agricoles et ses intérêts privés dans le même secteur.
Plus surprenant encore, l’adresse officielle d’AGROPAG se trouve au sein même de la Primature, siège du gouvernement gabonais. Cette configuration inédite, où une entreprise privée établit ses quartiers dans les locaux gouvernementaux, illustre une inquiétante confusion entre les intérêts de l’État et ceux du secteur privé. Cette situation amène légitimement à s’interroger sur la véritable nature d’AGROPAG : s’agit-il réellement d’un projet au service de l’intérêt général, ou d’une structure privée bénéficiant d’avantages indus grâce à ses connexions avec le pouvoir ?
Quand le siège du gouvernement abrite une société privée.
La controverse autour d’AGROPAG s’amplifie avec des révélations troublantes sur sa véritable nature juridique. Alors que Raymond Ndong Sima, actuel Premier ministre, martèle qu’il s’agit d’un « projet entièrement gabonais » financé par des fonds publics d’un montant de 7,2 milliards de FCFA (10 976 329,22 Euros), les documents officiels racontent une autre histoire. En effet, AGROPAG est officiellement enregistrée en tant que société de droit privé gabonais, immatriculée le 15 mai 2024 sous le numéro 003-17684-G11.
L’examen approfondi du dossier soulève de nombreuses questions. Lancé après l’arrivée au pouvoir du Comité pour la Transition et la Restauration des Institutions (CTRI), ce projet devait incarner le renouveau promis par les nouvelles autorités. Le Premier ministre justifie son financement par la découverte de fonds publics « mal utilisés » sous l’ancien régime. Pourtant, le choix d’une structure privée et son installation au sein même des locaux gouvernementaux suggèrent la persistance d’anciennes pratiques de confusion entre les domaines public et privé. Cette situation met en lumière un décalage préoccupant entre la rhétorique réformatrice des nouvelles autorités et leurs actions concrètes, perpétuant les travers qu’elles dénonçaient hier.
Népotisme et captation des ressources publiques
L’affaire AGROPAG soulève également des questions sur la gouvernance et la gestion des ressources humaines au sein de la Primature. En effet, Lionel Xavier Abessolo Ndong, fils du Premier ministre Raymond Ndong Sima, cumule, lui aussi deux fonctions stratégiques : celle de directeur des affaires financières d’AGROPAG et celle de directeur de cabinet à la Primature. Ce double positionnement ravive des inquiétudes sur les pratiques de nomination au sein de l’administration gabonaise.
La situation est d’autant plus problématique qu’elle pose la question de la compatibilité des fonctions. Le poste de directeur de cabinet à la Primature requiert traditionnellement un engagement à temps plein, une disponibilité constante et une attention soutenue aux affaires de l’État. La superposition avec des responsabilités financières dans une société privée soulève des interrogations légitimes sur la capacité à exercer efficacement ces deux missions. Cette configuration fait écho aux controverses passées qui ont marqué la vie publique gabonaise, notamment les affaires « Scorpion » (2019) et « Mamba » (2017), où la frontière entre gestion publique et intérêts privés avait déjà été questionnée.
Une mascarade aux dépens des Gabonais
Baptisé « Projet des 1000 bœufs« , AGROPAG est loin de tenir ses promesses. Le 17 janvier 2025, seulement 135 bovins ont été débarqués au port d’Owendo, un chiffre dérisoire comparé aux annonces officielles. Pourtant, le Premier ministre lui-même a orchestré la mise en scène de cet événement, célébrant un succès qui n’en est pas un. Cette supercherie illustre le cynisme d’une élite qui préfère s’enrichir plutôt que de servir l’intérêt général.
Les Gabonais, déjà confrontés à des conditions de vie difficiles, s’interrogent légitimement sur l’utilisation de fonds publics au profit d’un projet privé. Cette situation est d’autant plus préoccupante que plusieurs institutions internationales suspendent actuellement leurs aides au Gabon, alors même que l’État investit massivement, équipements compris, dans un projet qui ne relève pas de sa compétence.
Les implications politiques et économiques
Le contexte politique ajoute une dimension particulière à cette affaire. La nouvelle constitution adoptée récémment, exclut Raymond Ndong Sima, comme d’autres hauts responsables du gouvernement de Transition, de la course à la présidentielle prévue le 12 avril 2025. Face à cette situation, des observateurs de la vie politique gabonaise s’interrogent sur les véritables motivations derrière la création d’AGROPAG. L’entreprise pourrait-elle représenter une stratégie de sécurisation financière pour l’après-mandat du Premier ministre ? Cette hypothèse, si elle venait à être confirmée, illustrerait une nouvelle fois comment les élites politiques gabonaises peuvent instrumentaliser leurs fonctions officielles pour préserver leurs intérêts personnels, au détriment de l’intérêt général.
L’incompréhension s’accentue davantage avec l’existence préalable de la Société Agricole et d’Élevage au Gabon (SAEG), une institution publique dont les missions recoupent exactement celles annoncées pour AGROPAG. Cette duplication des structures pose question, d’autant plus qu’elle implique une nouvelle mobilisation de fonds publics. La création d’une entité privée parallèle, alors qu’une structure étatique opérationnelle existe déjà, soulève de légitimes interrogations sur la gestion des deniers publics et la réelle motivation derrière ce choix. Cette superposition institutionnelle, loin de rationaliser l’action publique, alimente les suspicions de détournement de fonds et de possibles conflits d’intérêts au plus haut niveau de l’État.
Transparence et responsabilité : Où est la justice ?
Ce dossier soulève d’importantes questions sur la gestion des fonds publics et la gouvernance au Gabon. Les zones d’ombre entourant AGROPAG, notamment son statut juridique et son mode de financement, méritent des éclaircissements de la part des principaux protagonistes, dont le Premier ministre Raymond Ndong Sima, son fils Lionel Xavier Abessolo Ndong, et Guy Anicet Rerambyath.
« AGROPAG est un projet gabonais, financé par des fonds publics. Il n’y a pas de prêt, c’est tout l’argent qu’on m’avait remis », affirme Raymond Ndong Sima, Premier ministre du Gabon. Cependant, cette déclaration contraste avec la réalité juridique de l’entreprise.
Le silence des institutions de contrôle face à cette situation interpelle. La Commission Nationale de Lutte contre la Corruption et l’Enrichissement Illicite, dont c’est précisément le mandat, n’a pas encore fait connaître sa position sur ce dossier. Plus préoccupant encore, la position de Guy Anicet Rerambyath, qui cumule les fonctions d’administrateur d’AGROPAG et de conseiller du Premier ministre en charge de l’Agriculture et de l’Élevage, soulève la question d’un possible conflit d’intérêts.
Cette configuration particulière, où les frontières entre secteur public et privé semblent s’estomper, suscite des interrogations légitimes sur la transparence du projet. AGROPAG, initialement présenté comme une initiative au service du développement agricole national, se trouve aujourd’hui au cœur d’une polémique qui nécessite des éclaircissements de la part des autorités compétentes.
Face à ces éléments, la société civile gabonaise est en droit d’attendre des explications précises et des actions concrètes pour garantir la bonne utilisation des ressources publiques. L’absence de clarification sur ces questions risque d’alimenter la défiance des citoyens envers leurs institutions.