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Abiy Ahmed, un lauréat pas comme les autres

Le prix Nobel de la paix, le 100e du genre, a été décerné cette année au président éthiopien, Abiy Ahmed, pour son apport à la coopération internationale et pour ses efforts de paix, notamment avec le frère ennemi et voisin érythréen. C’est, hier, 10 décembre 2019, que le quadragénaire président d’Ethiopie a reçu sa médaille d’or, son diplôme et le chèque qui va avec, d’un montant de 9 millions de couronnes suédoises, soit un peu moins de 600 millions de F CFA. Mais à l’occasion, Abiy Ahmed, contrairement aux autres lauréats lors des éditions précédentes, a refusé de répondre aux questions des journalistes qui auraient certainement voulu lui tirer les verres du nez. Pourquoi ? Difficile d’y répondre. Pour le moins, on sait que cette distinction est un honneur pour cet homme qui dirige l’Exécutif éthiopien depuis seulement un peu plus d’une année, et qui s’est investi tambour battant et dès sa prise de fonction, pour la fin de la belligérance entre son pays et l’Erythrée depuis que ce dernier a obtenu son indépendance au terme d’une guerre fratricide, en 1991. Dès la révélation du nom du lauréat de cette distinction tant convoitée, des critiques ont été formulées à l’encontre du jury pour ce choix, au motif que Abiy Ahmed n’est non seulement pas parvenu à désamorcer les tensions internes qui se traduisent par des affrontements intercommunautaires, mais aussi que pour ce qui concerne la réconciliation avec son voisin, ses efforts risquent d’être vains à cause des réticences de la vieille garde éthiopienne, et surtout du peu de crédibilité dont jouit son interlocuteur, le président érythréen, Issaias Afeworki. Tout cela est vrai, mais il faut reconnaître que le président nouvellement nobélisé a, après seulement quelques mois d’exercice du pouvoir dans ce pays complexe qu’est l’Ethiopie, posé des actes forts et volontaristes allant dans le sens de la réconciliation, pas seulement entre son pays et son turbulent voisin, mais aussi entre les différentes communautés ethniques et religieuses qui ont fait de l’Ethiopie, la plus grande poudrière de la Corne de l’Afrique.

Il n’y a pas eu d’erreur de casting

A titre d’exemples et sans être exhaustif sur les actes louables posés sous le magistère de ce jeune Lieutenant-colonel aujourd’hui en costume-cravate, il y a l’accord signé en juillet 2018 entre l’Eglise orthodoxe et les communautés chrétiennes de la diaspora pour former un seul synode afin de mettre fin à leurs guéguerres, mais il y a surtout cet autre accord signé le 7 août 2018 entre l’Etat éthiopien et le Front de libération oromo qui, théoriquement, devrait ramener définitivement les sécessionnistes oromo dans le giron de la République. Par ailleurs, et toujours au crédit du président Ahmed, on peut citer la création, le 26 décembre 2018, de la Commission réconciliation chargée d’organiser des séminaires de réconciliation mais aussi « d’enquêter pour identifier les causes des disputes et violations des droits humains ». Et comment ne pas mentionner ce front qu’il a ouvert contre l’enrichissement illicite en procédant, dès novembre 2018, à l’arrestation de plusieurs dizaines de personnalités civiles et militaires qui ont plongé leur barbichette dans la sauce fétide de la corruption ? Si on ajoute à ces mesures d’assainissement et de réconciliation internes, la normalisation des relations avec l’Erythrée, actée à Djeddah le 16 septembre 2018, on peut dire que la distinction de Abiy Ahmed par le comité Nobel est globalement méritée. Il n’y a donc pas eu d’erreur de casting comme on l’a entendu dans certains milieux, si fait que l’argument de la précipitation brandi pour lui dénier le mérite, a été battu en brèche par la présidente du comité Nobel, Berit Reiss- Andersen, qui a expliqué que cette récompense n’est ni plus ni moins qu’une prime au volontarisme et un encouragement au Premier ministre éthiopien à aller de l’avant dans ses appels du pied à son frère ennemi et voisin du nord pour une définitive paix des braves. Certains analystes estiment que pour que ce prix produise l’effet escompté, il eut fallu décerner la médaille conjointement à Ahmed et à son homologue Afeworki d’Érythrée, étant entendu qu’il faut forcément être deux pour danser le tango de la paix. C’est vrai qu’il y a eu les précédents Mandela-Declercq, Arafat-Rabin, mais dans le couple Ahmed-Afeworki, il y a un partenaire qui est loin de remplir les critères d’éligibilité, et c’est bel et bien Afeworki qui est la fausse note dans ce tandem. Le président érythréen est connu en effet pour être un chef d’Etat à la fois paranoïaque et autoritaire, qui a interdit le multipartisme et la liberté de la presse, et qui a strictement encadré la Justice et la religion. C’eût été donc une erreur grave de la part du comité Nobel norvégien, si cette prestigieuse distinction avait été remise à celui dont la majorité de la population est ballotée entre misère et répression, et qui a maille à partir avec quasiment tous ses voisins de la Corne de l’Afrique. Peut-être qu’avec cet honneur fait à son homologue éthiopien, il va nourrir l’ambition d’accrocher cette rarissime médaille à son palmarès avant de tirer sa révérence. Il aurait, si tel était le cas, du chemin à faire pour y arriver, et ce n’est pas sûr que la nature lui en donne l’occasion, avec ses 73 ans bien sonnés. En attendant cet hypothétique et plus qu’improbable sacre du tyran d’Asmara, on peut féliciter le Premier ministre éthiopien pour avoir été le 4e chef d’Etat africain en exercice à être ainsi honoré, après Ellen Johnson Sirleaf du Libéria en 2011, Frederik Willem de Klerk d’Afrique du Sud en 1993 et Anouar El-Sadate d’Egypte en 1978.

« Le Pays »