Docteur Ibrahim ALBALAWI - Ambassadeur, Délégué Permanent du Royaume d’Arabie Saoudite auprès de l’UNESCO

Le 9 septembre dernier, l’UNESCO a invité la communauté internationale à la conférence « Alphabétisation et multilinguisme » à Paris, à l’occasion de la Journée internationale de l’alphabétisation Ci-dessous, la contribution libre du Docteur Ibrahim ALBALAWI, Sociolinguistique, Rédacteur en chef de la revue scientifique “Synergies Monde Arabe”, professeur des universités à l’Université du Roi Saoud à Riyad, Ambassadeur, Délégué permanent du Royaume d’Arabie Saoudite auprès de l’UNESCO.

UNESCO - Alphabétisation et multilinguisme: contribution libre du Docteur Ibrahim ALBALAWI
Docteur Ibrahim ALBALAWI – Ambassadeur, Délégué Permanent du Royaume d’Arabie Saoudite auprès de l’UNESCO

« L’alphabétisation et le multilinguisme » 

Ibrahim ALBALAWI

Ambassadeur, Délégué Permanent du Royaume d’Arabie Saoudite auprès de l’UNESCO

UNESCO - Alphabétisation et multilinguisme: contribution libre du Docteur Ibrahim ALBALAWI
UNESCO 2019 – MULTILINGUISME ET LANGUE MATERNELLE AU CŒUR DE LA JOURNÉE INTERNATIONALE DE L’ALPHABÉTISATION

L’alphabétisation est un enjeu de société car elle traite l’analphabétisme qui a un impact important sur l’insertion socioprofessionnelle et la cohésion sociale. Les conséquences de l’analphabétisme s’accentuent avec la rapidité des transformations sociales, liées au changement numérique, à l’internet et à l’intelligence artificielle. L’analphabétisme est un phénomène crucial qui implique des enjeux multiples, comme l’accès à l’éducation, à la formation, à l’emploi, à la culture et à la santé. Avec le développement technologique, les exigences du marché de l’emploi sont plus élevées. Il faut sans cesse s’adapter et renouveler ses compétences pour prétendre à un emploi décent et à une vie sociale aisée. Ce qui requiert un accès suffisant à la formation et à l’apprentissage tout au long de la vie.

 

L’analphabétisme est synonyme d’handicap, de vulnérabilité et d’inégalités. C’est un drame humain. Dans un monde si exigeant, le bien-être est compromis lorsqu’on ne possède pas un minimum de codes langagiers nécessaires à la réussite socioprofessionnelle. L’évolution met à mal les individus qui n’ont pas les moyens de suivre. L’analphabétisme met en marge les personnes qui en souffrent, qui éprouvent de grandes difficultés et subissent la précarité. L’évolution rapide et le développement des connaissances entrainent des situations professionnelles éprouvantes pour les personnes qui n’ont pas les moyens pour s’adapter, évoluer et se maintenir. Ce qui perturbe leur vie socioprofessionnelle et citoyenne. Présenter sa candidature à un emploi, même modeste, nécessite un minimum de compétences en lecture, en écriture et en calcul. Compétences qui permettent de faire des démarches, de se présenter à un entretien d’embauche et d’évoluer dans un environnement professionnel.

Pour se rendre compte de l’acuité de l’analphabétisme, il suffit de rappeler qu’il est plus grave que l’illettrisme, phénomène similaire qui a des conséquences socioprofessionnelles négatives. L’illettrisme affecte des personnes qui, même en étant alphabétisées, souffrent d’une ignorance de la langue qui affecte considérablement leur vie. L’analphabétisme, ne pas savoir lire et écrire, est un handicap pour les individus et entraine un coût humain et économique pour la société.

 

Dans un article sur l’illettrisme, Christelle Chevallier-Gaté[1], membre associé du GRILL (Groupe de recherche sur l’illettrisme), Laboratoire de recherche en éducation et formation (LAREF), université d’Angers, explique l’évolution des définitions de l’alphabétisme et de l’illettrisme.  L’auteure retient notamment le concept d’« analphabétisme fonctionnel », proposée l’UNESCO en 1978, pour désigner une personne  « fonctionnellement analphabète », qui ne peut « exercer les activités pour lesquelles l’alphabétisation est nécessaire dans l’intérêt du bon fonctionnement de son groupe et de sa communauté et aussi pour lui permettre de continuer à lire, écrire, et calculer en vue de son propre développement et celui de sa communauté ». L’auteure précise que le terme d’« illettrisme », utilisé en France, désigne les personnes qui, « bien qu’ayant été scolarisées, ne maitrisent pas suffisamment l’écrit pour faire face aux exigences minimales requises dans leur vie professionnelle, sociale, culturelle et personnelle ». Au Canada, le concept utilisé est celui de « littératie » pour qualifier « l’aptitude à comprendre et à utiliser de l’information imprimée dans le cadre de ses activités quotidiennes à la maison, au travail ou dans la collectivité ».

L’intérêt d’éclairer les caractéristiques de ces phénomènes, et de les mettre en rapport, permet de comprendre leurs mécanismes et de réfléchir les défaillances du système éducatif. Les deux problèmes résultent d’une absence de scolarisation ou d’une insuffisance dans la scolarisation. En tout cas, les conséquences de l’analphabétisme sèment les ingrédients de la dislocation sociale. La solution réside dans une alphabétisation durable, adaptée aux contextes, qui intègre les aspects éducatif, linguistique, économique, culturel, psychologique, identitaire et social.

L’alphabétisation apporte des bénéfices individuels et sociétaux car elle influence positivement les trajectoires personnelles et consolide la cohésion sociale. Elle nécessite de renforcer les dispositifs de formation qui permettent, comme le préconise l’UNESCO, d’atteindre la cible 4.6 des Objectifs de Développement Durable, par des programmes adaptés aux contextes qui dispensent l’apprentissage tout au long de la vie.

Le document publié en 2017 par l’Institut de l’UNESCO en Allemagne, sur « l’alphabétisation en contexte multilingue et multiculturel », et les « pratiques de l’apprentissage et l’éducation des adultes », explique les différents aspects du problème et expose des approches qui lui sont apportées dans différents endroits du monde.

A travers mon intervention j’essaye d’éclairer en profondeur certains aspects du problème et quelques enjeux qu’il implique. Une approche globale d’un phénomène, de ses caractéristiques et de ses contextes, permet de cibler l’action pour y remédier. Cerner le sujet de l’alphabétisation nécessite de comprendre les différents aspects de l’analphabétisme. Cela permet aussi d’éclairer les enjeux d’une alphabétisation multilingue, dans un monde où la mobilité est forte et les mouvements migratoires croissants.

 

L’analphabétisme, l’illettrisme et toute autre carence linguistique, invitent à réfléchir sur le système d’enseignement. Ces phénomènes sont liés à un problème d’indigence du système scolaire et d’insuffisance dans les dispositifs de formation. Ils signifient que le système éducatif peine à prendre en charge l’élève en difficulté, qu’il produit un taux de décrochage important. Le décrochage résulte de la sortie prématurée du système de nombre d’élèves, sans qualification ou une qualification insuffisante pour espérer une évolution socioprofessionnelle satisfaisante.

Les insuffisances des systèmes d’éducation et de formation entretiennent les problèmes liés à l’analphabétisme. Ces problèmes s’accentuent avec le développement technologique qui accélère les changements et bouleverse les repères traditionnels dispensés par les instituions éducatives classiques, la famille et l’école. L’éducation et la formation doivent renforcer l’inclusion et consolider les liens entre les différentes composantes de la société.

L’inclusion consiste à fournir aux groupes et aux individus les moyens qui leur permettent de participer à la société avec leurs capacités et leurs différences. Une alphabétisation efficiente répond aux besoins et aux attentes des individus, en construisant le multilinguisme et l’interculturalité, pour fédérer les différentes appartenances linguistiques et culturelles, assurer la coexistence des identités et consolider la cohésion sociale.

L’inclusion comprend trois dimensions : elle est professionnelle et sociale, culturelle et identitaire, technologique et numérique. Les trois nécessitent évidemment une éducation et une formation linguistique de base, le langage étant un outil fondamental d’accès au monde.

 

L’UNESCO est attentive à la fracture numérique car c’est un facteur d’inégalité et d’exclusion sociale. L’indigence en matière d’alphabétisation aggrave la fracture numérique. L’inclusion par une alphabétisation qui intègre les dimensions multilinguisme et numérique, contribue à la mise en œuvre de la « Recommandation sur la promotion et l’usage du multilinguisme et l’accès universel au cyberespace (2003)».

L’inclusion professionnelle et sociale passe par la formation et l’emploi. Chaque individu a besoin d’être formé dans sa langue et dans d’autres langues pour évoluer dans la société et dans le monde. Etre privé d’alphabétisation c’est être privé des compétences multilingues, d’accès au savoir et à un emploi décent.

L’inclusion culturelle et identitaire passe par l’alphabétisation qui permet à chacun de se construire, d’exprimer sa vision du monde, d’interagir avec les autres et de construire son identité. Les compétences linguistiques et culturelles permettent de participer, de façon satisfaisante, à la vie sociale et citoyenne.

 

Les membres du Comité de pilotage de l’Année internationale des langues autochtones 2019, ont noté un manque dans l’accès au numérique des langues, notamment en Afrique. Or, l’inclusion des langues et des cultures dans le cyberespace permet de les promouvoir, de renforcer l’alphabétisation, d’inclure les locuteurs des langues, de préserver les systèmes de connaissances traditionnelles et de construire l’interculturalité. Les langues autochtones sont des réseaux pour inculquer la culture du développement durable, de construire des valeurs communes. Elles permettent de valoriser les économies locales, de réduire les inégalités liées à la mondialisation économique, et de raccrocher toutes les populations à la marche du monde.

L’évolution du monde rend la réalité très complexe et les sociétés plurielles. Une alphabétisation multilingue inclut les personnes et les communautés. Se contenter d’éduquer dans la langue maternelle, même quand elle est la plus utilisée, ne suffit pas. Lier l’alphabétisation et le multilinguisme fait progresser l’éducation pour tous, permet de répondre aux besoins de populations différentes. Ce qui favorise l’interaction constructive des langues et cultures et la conception d’un destin commun pour construire l’altérité et le vivre ensemble.

Mais l’offre éducative n’est pas assurée partout dans le monde, et elle n’est pas toujours de qualité quand c’est le cas. La Déclaration de Bruxelles, qui a fait suite à la réunion mondiale sur l’éducation, qui s’est tenue en décembre 2018, reconnait « qu’en dépit de quelques progrès obtenus à l’échelle mondiale, nous ne sommes pas sur la bonne voie pour atteindre les cibles de l’ODD 4 d’ici 2030 ». Le projet mondial « L’avenir de l’éducation » invite, lui, à « réinventer la façon dont les connaissances et l’apprentissage peuvent contribuer au bien commun mondial ». Le Forum international sur l’inclusion et l’équité dans l’éducation, constate la difficulté d’atteindre tous les apprenants dans le monde et une insuffisante transformation des systèmes et des politiques éducatives. Il faudrait donc redoubler d’efforts pour faire en sorte que l’ambition « l’éducation pour tous » progresse et réussisse partout.

 

Compte tenu des enjeux de l’alphabétisation et du multilinguisme, il est plus que jamais nécessaire de renforcer la recherche en sciences du langage, en didactologie des langues et cultures et en linguistique appliquée. Des approches transversales, interdisciplinaires, sont nécessaires pour concevoir des actions qui répondent à des réalités complexes. Il est nécessaire de consolider la recherche en sciences humaines et sociales pour apporter des approches globales de ces phénomènes et rendre efficace l’action qui les traite. Ainsi peut être renforcée l’inclusion par l’alphabétisation des personnes défavorisées culturellement, économiquement et socialement.

Dispenser une alphabétisation multilingue et utiliser différentes langues dans le domaine professionnel multiplie les chances d’insertion des personnes, renforce l’inclusion socioculturelle de leurs communautés. Cela permet à chacun de prétendre à un emploi décent  et de construire une identité sociale positive.

Lier l’alphabétisation et le multilinguisme permet de limiter les effets négatifs de la mondialisation. Cela atténue les inégalités et favorise l’inclusion des populations défavorisées et d’améliorer le niveau d’insertion des femmes dans l’économie et l’emploi. Lier l’alphabétisation et le multilinguisme permet de doter les individus de moyens qui leur permettent d’interagir dans le monde, de comprendre les autres et de se faire comprendre par eux. Ce qui les aide à construire l’altérité, à s’adapter et d’évoluer dans un monde multilingue et multiculturel où la mondialisation accentue les contacts des langues et cultures et exacerbe les tensions identitaires.

 

Pour conclure, je dirais que pour atteindre pleinement la mise en œuvre des ODD, il faudrait renforcer les connexions entre les contenus de l’alphabétisation, de l’éducation au multilinguisme, de la formation professionnelle, de l’éducation au numérique, de l’éducation aux médias, de l’éducation au développement durable et de l’éducation à l’interculturalité. Cela permettrait d’assurer une éducation de qualité et d’en généraliser l’accès à tous les endroits du monde, en consolidant le dialogue des langues et cultures et l’entente entre les peuples.

 

Publication, 26 septembre 2019

Références:

  • ALBALAWI Ibrahim, intervention sur la promotion des langues autochtones pour construire la communauté mondiale, lors de la conférence organisée sur les langues et le plurilinguisme, exploiter les ressources linguistiques pour construire la communauté mondiale, Chine, septembre 2018.
  • ALBALAWI Ibrahim, intervention sur la « Préservation des langues et développement de la diversité linguistique dans le cyberespace : pour une connexion entre les langues qui construit un futur partagé », intervention lors de la conférence de Iakoutsk (Russie) que « les langues et le développement de la diversité linguistique dans le cyberespace », juillet 2019.
  • CHEVALLIER-GATE Christelle, « …à l’illettrisme contemporain », revue Problèmes politiques et sociaux, n° 975, août 2010, La Documentation française, p. 19-20.
  • « L’alphabétisation en contexte multilingue et multiculturel. Pratiques de l’apprentissage et l’éducation des adultes », publication de l’Institut de l’UNESCO pour l’apprentissage tout au long de la vie (UIL), Hambourg, Allemagne, 2017.
  • Recommandation sur la promotion et l’usage du multilinguisme et l’accès universel au cyberespace, 2003.
  • Réunion mondiale sur l’éducation 2018. Déclaration de Bruxelles.
  • Projet « L’avenir de l’éducation », avril 2019.
  • Forum international sur l’inclusion et l’équité dans l’éducation, Cali, Colombie, 11-13 septembre 2019.
  • Forum politique de haut niveau 2019. Contribution du Comité directeur ODD 4 – Education 2030.

 

[1] CHEVALLIER-GATE Christelle, « …à l’illettrisme contemporain », revue Problèmes politiques et sociaux, n°975, août 2010, la Documentation française, p. 19-20.

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