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Quand Nabil met le peuple et la justice en conflit

Depuis quelques jours déjà, les challengers du second tour de l’élection présidentielle en Tunisie dont la date reste à préciser, sont connus. Deux outsiders, en l’occurrence le juriste ultraconservateur Kais Saeid et l’homme d’affaires Nabil Karoui, emprisonné pour blanchissement d’argent, se sont adjugés les premières loges de la course, en se tenant dans un mouchoir de poche, avec respectivement 18,4% et 15,5% des suffrages exprimés. Avant que les concurrents ne remettent les pieds dans les starting-blocks pour la grande finale, quels sont les constats majeurs que l’on peut faire de ce premier round du scrutin ? La plus grande satisfaction que l’on peut avoir, même si le délai des recours en contentieux électoral n’est pas encore prescrit, est que les résultats, aussi bouleversants qu’ils soient pour la scène politique tunisienne, sont dans l’ensemble acceptés.

Il y a lieu de se féliciter du rôle que les organes de presse ont pu jouer

Cela rompt avec la pratique des fréquentes contestations électorales dont le continent a fini par faire sa marque déposée, avec bien souvent son corollaire de violences. Et c’est en cela qu’il faut non seulement saluer la qualité de l’organisation qui a permis que les urnes respectent, et à temps, la volonté des Tunisiens, mais aussi le fair-play des tenants actuels du pouvoir qui ont su faire mentir la devise bien connue des tripatouilleurs des résultats électoraux en Afrique, selon laquelle « on n’organise pas des élections pour les perdre ». C’est donc dire l’important gain pour la démocratie tunisienne qui réussit une alternance politique pacifique, avec des relents de révolution. Autre chose qui ne manque pas de focaliser l’attention des observateurs dans ce premier tour du scrutin électoral, c’est la confirmation de la montée en puissance des médias dans le processus démocratique. Les deux candidats qui se sont hissés à la tête de la compétition électorale, doivent d’une manière ou d’une autre leur ascension aux organes de presse. Kais Saied a fait sa réputation sur ses chroniques sur l’actualité dans les médias alors que Nabil Karoui est un patron de presse. Il n’est donc pas exagéré de dire que dans cette consultation, « qui contrôle la presse, contrôle le pouvoir ». Même si l’on ne peut occulter les risques d’embrigadement des populations et les inégalités d’accès aux médias qui peuvent fausser l’égalité des chances des candidats à l’élection, il y a lieu de se féliciter du rôle que les organes de presse ont pu jouer en termes d’éclairage des choix des électeurs et de visibilité des candidats et de leurs programmes sociétaux.  Enfin, un dernier enseignement et pas des moindres, c’est le sérieux des agences de sondage qui avaient prédit, avec presque la précision d’un horloger, les résultats de ce premier tour du scrutin présidentiel. C’est dire si les candidats aux différents scrutins doivent compter désormais avec leurs prévisions pour mener campagne, s’ils veulent augmenter leurs chances de succès. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la présidentielle tunisienne aura tenu toutes ses promesses et tout le mal que l’on puisse souhaiter pour le second tour, est que la dynamique soit maintenue et conforte le rôle de la Tunisie en tant que phare démocratique du continent. Mais au-delà de la qualité de l’organisation du scrutin et de la maturité démocratique du peuple tunisien, la question qui taraude tous les esprits est la suivante : « Comment sera tranché le conflit entre la volonté populaire et l’exigence de justice qu’a créé Nabil Karoui en se hissant au second tour de l’élection ? ».

Il faut craindre que l’ancienne classe politique ne revienne aux devants de la scène par le truchement de ce jeu d’alliances

La question est d’autant plus pertinente que des voix s’élèvent pour demander, au nom de l’égalité des chances des candidats, qu’il soit libéré. Et l’on peut d’ailleurs comprendre la revendication dans la mesure où l’on peut faire valoir la présomption d’innocence et où il n’est pas aussi exclu que les tracasseries judiciaires de Nabil Karoui aient été tramées à dessin pour nuire à un adversaire politique de poids. Dans tous les cas, en portant son choix sur ce candidat en détention provisoire, une partie des Tunisiens a pris fait et cause pour ce candidat qu’elle semble avoir absout de ses péchés. L’un dans l’autre, c’est donc dire si la pression s’accentue sur le pouvoir judiciaire qui se doit d’éviter que n’usant du parapluie politique, un fraudeur du fisc ne lui file entre les doigts pour se hisser à la tête de l’Etat. Face à ce dilemme, l’on ne peut que souhaiter que la main du juge ne tremble pas et qu’il prenne la décision la plus profitable au peuple tunisien au nom duquel il rend la justice. Cela dit, l’autre grande inconnue dans la suite du processus électoral tunisien, c’est le jeu des alliances pour le second tour. L’on imagine aisément la difficulté de la tâche, et pour les candidats qui ont non seulement besoin de leurs voix pour l’emporter, mais aussi pour disposer d’une majorité leur permettant de gouverner, et pour les partis traditionnels contraints de s’aligner derrière des candidats antisystèmes pour ne pas disparaitre de la scène politique. Déjà, l’on sait que l’ancien président Moncef Marzouki a apporté son soutien à Kais Saied et l’on attend de voir si la famille démocrate profondément divisée, se rangera derrière Nabil Karoui. Dans tous les cas, ce qu’il faut craindre, c’est que l’ancienne classe politique abhorrée par le peuple et déboutée de l’élection présidentielle ne revienne aux devants de la scène par le truchement de ce jeu d’alliances pour tuer de l’intérieur la révolution amorcée dans les urnes.

«  Le Pays »