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Les civils jouent gros

Après plusieurs semaines de tiraillements avec l’armée, autour de la mise en place de l’instance chargée de diriger la Transition, les manifestants soudanais ont décidé de passer à la vitesse supérieure. Pour cela, l’Alliance pour la liberté et le changement (ALC) qui est à la pointe des manifestations, appelle à une grève générale les 28 et 29 mai sur toute l’étendue du territoire, pour accentuer la pression sur la junte militaire qui s’est emparée du pouvoir après la chute du président Omar el Béchir. Seulement, si jusque-là les manifestants s’accordent à demander le transfert du pouvoir à une autorité civile, sur la question de la grève générale, ils sont loin de parler d’une même voix. En tout cas, le parti Oumma, principal mouvement de l’opposition, n’est pas passé par quatre chemins pour dire son rejet de ce débrayage national dont il s’est, du reste, clairement désolidarisé, arguant du fait que « la grève générale est une arme qui ne devrait être utilisée qu’après un consensus ».

Les divisions qui apparaissent au grand jour au sein des manifestants, n’augurent rien de bon

C’est dire si à l’étape actuelle de la lutte, les civils soudanais jouent gros face à une Grande muette visiblement décidée à s’accrocher au pouvoir et qui semble chercher la moindre faille pour mieux se tirer d’affaire.  Le moins que l’on puisse dire, c’est que la lutte est en train d’entrer dans une autre phase, avec l’appel à la jonction du monde syndical. Si ailleurs sur le continent, comme au Burkina Faso en 2015, cela a été payant au point de faire échec au putsch du général Gilbert Diendéré, l’on peut regretter que les Soudanais ne fassent pas suffisamment leur, l’adage selon lequel « l’union fait la force ». L’on peut surtout déplorer qu’ils ne parlent pas d’une même voix, quant à l’adoption de cette stratégie qui se veut un coup de semonce à l’endroit de la junte militaire. Car, si cette grève est bien menée et bien suivie, elle pourrait paralyser l’Administration publique et gêner véritablement aux entournures les hommes en kaki, si cela ne les contraint pas à lâcher du lest. Et cette grève générale pourrait en appeler d’autres ou carrément d’autres actions, pour continuer à accentuer la pression sur les militaires. Mais les divisions qui apparaissent au grand jour au sein des manifestants, n’augurent rien de bon pour les Soudanais qui aspirent au changement. Car, si cette action échoue à produire les effets escomptés, il faut craindre que cela n’impacte négativement la suite de la lutte. En effet, non seulement cela pourrait briser l’élan des manifestations qui ne faiblissaient pas jusque-là, mais ce pourrait aussi ragaillardir les militaires au pouvoir, pour qui un tel échec sonnerait comme un désaveu de l’ALC. On peut même se demander si l’armée soudanaise ne cherche pas à pousser les manifestants à la faute, dans sa volonté à peine voilée de confisquer le pouvoir. Cette question est d’autant plus à propos que non contente de bénéficier du soutien des puissances du Golfe qui ne s’en cachent pas, les putschistes soudanais, peut-on dire, bénéficient aussi du soutien de l’Union africaine par son président en exercice, le général égyptien Al Sissi dont ils étaient les hôtes, il y a de cela quelques jours, en des termes qui ne souffrent d’aucune ambigüité.

On attend de voir si l’arme de la lutte syndicale va faire mouche au pays de Omar el Béchir

Et cela pourrait doucher les espoirs des manifestants qui ne jurent que par la démission du pouvoir kaki, des instances de décision au plus haut sommet de l’Etat. C’est pourquoi il y a lieu de craindre que dans ce bras de fer qui l’oppose aux manifestants, l’armée soudanaise ne finisse par avoir les civils à l’usure.  En tout état de cause, en attendant de savoir si les manifestants soudanais se sont inspirés du cas burkinabè, l’on attend de voir si l’arme de la lutte syndicale va faire mouche au pays de Omar el Béchir. En tout cas, à l’étape actuelle des choses, les manifestants ne perdent rien à essayer, même si cet appel à un débrayage national pourrait marquer un tournant dans cette lutte. Quoi qu’il en soit, en maintenant ce mouvement malgré les désaccords au sein des manifestants, l’ALC prend de gros risques quant à l’avenir de la contestation. Si elle réussit le pari de la mobilisation et du suivi du mouvement, elle marquera sans nul doute des points importants qui pourraient peser dans la balance et en faveur d’un retrait de l’armée. Dans le cas contraire, doit-on s’attendre à voir le mouvement de contestation faiblir ? On attend de voir. Mais l’on peut, d’ores et déjà, se convaincre que les militaires soudanais ne resteront pas les bras croisés, face aux initiatives répétées des civils, de les pousser hors du pouvoir.

« Le Pays »