Dans le village de Thiowor, au Sénégal, Babacar Ndiaye pose avec un portrait de son grand-père, Abdulaye Ndiaye, un tirailleur qui combattit pour la France pendant la première guerre mondiale, le 31 août 2018. CRÉDITS : SEYLLOU / AFP

Dans le village de Thiowor, au Sénégal, Babacar Ndiaye pose avec un portrait de son grand-père, Abdulaye Ndiaye, un tirailleur qui combattit pour la France pendant la première guerre mondiale, le 31 août 2018. CRÉDITS : SEYLLOU / AFP

La Grande Guerre, dans laquelle de nombreux combattants africains sont morts, a abouti au dernier partage colonial du continent, tout en amorçant un mouvement de travailleurs vers l’Europe et en sonnant l’heure du panafricanisme.

« Par la vérité de Dieu, il faut être fou pour s’extraire hurlant comme un sauvage du ventre de la terre. Les balles de l’ennemi d’en face, les gros grains tombant du ciel de métal, n’ont pas peur des hurlements, elles n’ont pas peur de traverser les têtes, les chairs et de casser les os et de couper les vies. La folie temporaire permet d’oublier la vérité des balles. La folie temporaire est la sœur du courage à la guerre. »

Cette folie dans laquelle sombre Alfa Ndiaye, narrateur du roman Frère d’âme (Seuil), de David Diopen lice pour le prix Goncourt décerné mercredi 7 novembre, est celle qui s’est emparée du XXe siècle naissant. Celle qui fit basculer l’Europe dans l’horreur des tranchées et d’un conflit qui se soldera par 18 millions de morts. Celle pour qui la France fit venir pour la première fois sur le sol européen des soldats africains afin qu’ils combattent aux côtés du colonisateur.

Jusqu’alors, le corps des tirailleurs, créé en 1857 par Louis Faidherbe, gouverneur du Sénégal, était essentiellement utilisé pour suppléer les Français dans leur mission de conquête en Afrique. Mais avec la première guerre mondiale, tout bascule. Les tirailleurs ne sont plus seulement des volontaires. Pour fournir les rangs de la « force noire » imaginée comme réservoir de soldats pour Paris par Charles Mangin, en 1910, lors de la parution de son récit éponyme, il faut recruter à tout-va. Alors tous les moyens sont bons : primes mais aussi rafles, et même chasses à l’homme rappelant les pratiques de la traite négrière.

Tranchées au Cameroun et au Tanganyika

A Madagascar, dans la région de l’Ouest-Volta (actuel Burkina) ou encore en Algérie, la voix de la révolte gronde, épisodiquement. Une opposition qui déchire aussi parfois la société entre ceux qui s’opposent et ceux qui, à l’instar du député du Sénégal Blaise Diagne, jouent un rôle crucial dans ce recrutement de masse. En définitive, près de 500 000 hommes – 180 000 en Afrique subsaharienne, 270 000 au Maghreb, 40 000 à Madagascar – sont appelés sous le drapeau français. Les Britanniques, eux, en mobilisent plus de 200 000.

Jamais pour le meilleur, très souvent pour le pire, puisque beaucoup de ces soldats de fortune, peu formés, mal équipés, connaissent l’horreur des tranchées de Verdun, avec le froid, la boue, les rats : 45 % de ceux qui sont envoyés combattre au Chemin des Dames sont touchés, 22 % y meurent.

Leur bravoure participe à leur popularité auprès de nombre de Français et certains savent profiter de cet enthousiasme colonial, comme l’industriel Pierre-François Lardet, qui, pour écouler sa surproduction, envoie au front quatorze wagons de sa boisson énergisante fabriquée à partir de deux produits exotiques : la banane et le cacao. L’impact colossal de cette opération installe Banania dans l’imaginaire français, avec son tirailleur.

Les combats de la première guerre mondiale n’épargnent pas le continent africain, qui découvre sa guerre de tranchées au Cameroun et au Tanganyika (actuelle Tanzanie). Même si les puissances européennes qui s’engagent dans ce conflit n’ont pas pour objectif premier de redéfinir les parts du « gâteau » colonial, la France, le Royaume-Uni et la Belgique s’entendent dès le début des hostilités pour conquérir les colonies allemandes (actuels Togo, Cameroun, Tanzanie, Burundi, Rwanda et Namibie).

Et elles ne sont pas les seules, puisque l’Union sud-africaine (future Afrique du Sud), qui avait promis en 1911 de s’engager au service de la couronne britannique, rejoint naturellement les Alliés afin d’annexer le Sud-Ouest africain allemand (Namibie) et qu’en 1915, l’Italie marchande son entrée en guerre contre des compensations sur ses frontières africaines, avant de revoir ses prétentions à la hausse. La première guerre mondiale devient donc le dernier lieu du partage colonial.

Les intérêts que présente le continent sont à la fois politiques, économiques et stratégiques, car les Allemands ont établi de puissantes stations de TSF près de Lomé, à Douala, à Windhoek et à Dar es-Salaam, permettant de communiquer directement avec Berlin. Le Kamerun promet un fort potentiel agricole, au-delà des plantations de caoutchouc, de banane, de cacao et de palmiers qui existent déjà, et Douala est à l’époque le meilleur havre maritime du golfe de Guinée.

Soldats, matières premières et main-d’œuvre

Mais à cette époque, la première richesse de l’Afrique directement exploitable reste avant tout ses hommes. Tous les belligérants recrutent des soldats, des auxiliaires, des porteurs « indigènes », dans des proportions telles que la première guerre mondiale devient, sur le continent, un conflit fait par des Africains contre des Africains.

Dans L’Afrique dans l’engrenage de la Grande Guerre (Karthala, 2013), l’historien Marc Michel estime qu’entre 1,5 et 2 millions d’Africains mobilisés sont morts des mauvaises conditions sanitaires. « Les maladies, la faim, les pillages […] décimèrent les populations et désorganisèrent les économies anciennes », rapporte-t-il. L’historien montre du même coup comment de nombreux civils ont aussi été victimes du conflit dans la foulée des combats ou après, puisque le recrutement parmi les populations et la « ponction » de porteurs par les Belges, les Britanniques et les Allemands dans l’actuel Rwanda ont « contribué de façon décisive au déclenchement de la grande famine appelée Rumanura ».

Vu de France, l’Afrique est un grenier garni. Paris puise dans ses colonies pour se fournir notamment en céréales, vin, viande, oléagineux. Ce qui, selon Marc Michel, renouvelle « une idéologie de la “mise en valeur” annonciatrice de la théorie du “développement” comme “préalable à l’émancipation” ». Car pourvoyeur en soldats et en matières premières, le continent est également riche d’une nouvelle main-d’œuvre…

La France fait venir en métropole 100 000 Algériens et 40 000 Marocains pour travailler dans les arsenaux, les cartoucheries, la métallurgie, les fonderies, les usines chimiques ou encore les champs. Ces travailleurs coloniaux représentent 13 % de la main-d’œuvre civile de l’Hexagone en 1917. Même si à la fin de la Grande Guerre, la majorité est renvoyée chez elle car considérée comme « un surplus économique inutile et socialement menaçant » (Marc Michel), le pli sera pris et la première guerre mondiale aura amorcé un mouvement migratoire de travailleurs attirés par des salaires plus importants en France qu’en Algérie.

L’Afrique aura été l’un des arbitres des combats. Les vainqueurs ont été ceux qui possédaient un empire sur lequel s’appuyer. Or le paradoxe reste que l’empire sortira fragilisé par cette participation forcée, car les tirailleurs en rapporteront la faiblesse de l’homme blanc. L’image du maître est fissurée… et ouvre sur un nouvel espoir. Celui de l’anticolonialisme, du nationalisme et du panafricanisme. Une vague de fierté et de contestation émerge et rejoint les Etats-Unis. En 1919, alors que s’ouvre à Paris la conférence de paix et que les Alliés débattent du devenir de leur butin de guerre – les colonies allemandes –, se réunit dans la capitale française le premier Congrès panafricain organisé par l’Américain W.E.B. Du Bois. Noirs Américains et Africains réclameront désormais l’égalité. Au nom de leur sacrifice.

Analyse de Séverine Kodjo-Grandvaux

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/11/06/centenaire-du-11-novembre-l-afrique-l-autre-scene-de-guerre_5379416_3212.html



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